France pays de grévistes? J'ai pu constater, dans le milieu professionnel, que nous avons effectivement cette réputation hors de nos frontières (vu des USA, de l'Angleterre ou encore d'Allemagne). Et pourtant, cela tient désormais plus de la légende que de la réalité. Le nombre de jours de grèves a diminué largement et il n'y a pas plus de "gréviculture" en France que dans les autres pays développés. Seul un gros village gaulois résiste encore et toujours: la SNCF. Un salarié de la SNCF fait en moyenne 22 fois plus la grève qu'un salarié du privé (et 3 à 4 fois plus qu'un autre salarié du public). Déficit d'image pour le pays, galère pour les usagers, dommages collatéraux économiques (pour la SNCF et pour les autres sociétés impactées par l'arrêt des transports), tout cela est bien connu.
Mais l'aspect auquel je veux m'intéresser aujourd'hui peut se résumer ainsi: trop de grève tue la grève. Rappelez-vous, celle-ci fut autrefois interdite, et même réprimée jusqu'en 1864. Et ce n'est qu'en 1946 qu'elle est reconnue dans la constitution par cette phrase lapidaire: «Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.» Tout le monde (en tout cas le plus grand nombre dont je suis) est d'accord pour dire qu'une société banissant le droit de grève ne peut décemment être nommée démocratie. Mais cet acquis si précieux n'est-il bas abimé lorsqu'il est utilisé de façon abusive? Ce n'est pas forcément l'apanage de la SNCF, mais celle-ci a, dans les dernières semaines, illustré deux de ces abus: le recours à tort et à travers au droit de retrait et l'usage de la grève, normalement interdit, à des motifs politiques.
Le droit de retrait
Le 6 octobre dernier, à 10h26, un contrôleur SNCF officiant sur le Lyon-Strasbourg est poignardé à plusieurs reprises par un homme. Ce dernier était visiblement un déséquilibré qui s'était entaillé les veines avant de retourner la violence sur le contrôleur. Il a été interpellé puis incarcéré. Le contrôleur, très sérieusement touché, a été placé sous coma artificiel plusieurs jours, et est toujours hospitalisé. Peu de temps après l'agression, les cheminots ont invoqué leur «droit de retrait», leur permettant de cesser le travail sans préavis. Les perturbations ont quasi mis à l'arrêt le trafic dans plusieurs régions, les usagers ayant été d'autant plus touchés que l'arrêt a été soudain. Cette grève a duré environ 24h, après quoi le trafic a repris. Plusieurs édiles du PS se sont empressés de soutenir les agents SNCF (primaire PS oblige?), notamment Martine Aubry. Le PDG de la SNCF, Guillaume Pépy, a lui joué l'apaisement le lendemain matin sur France Inter, en disant comprendre le mouvement mais en appelant à un retour rapide au travail.
Le droit de retrait est fondé sur l'article 4131-1 du code du travail:
«Le travailleur alerte immédiatement l'employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection. Il peut se retirer d'une telle situation. L'employeur ne peut demander au travailleur qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité dans une situation de travail où persiste un danger grave et imminent résultant notamment d'une défectuosité du système de protection.»
Les articles suivants précisent que l'alerte est transmise à l'employeur via le CHSCT (Comité d'Hygiène, de Sécurité, et des Conditions de Travail). Mais également que les salariés faisant valoir leur droit de retrait seront payés. Il ne s'agit donc pas d'une grève "classique" qui provoque une perte de salaire chez le salarié. Par ailleurs, la durée est en principe illimitée (l'employeur ne peut demander aux salariés de reprendre le travail tant que la situation n'a pas changée).
Le droit de retrait est fondé sur le fait que «l’impératif de préserver sa vie ou sa santé, dès l’instant où existe un motif apparent de danger, l’emporte sur l’ordre reçu et sur l’accomplissement du travail commandé.». Et la jurisprudence tend à établir que ce droit ne peut être restreint sur le fond ou la forme. «La notion de danger grave et imminent se définit si un salarié considère être en présence d’une menace susceptible de provoquer une atteinte sérieuse à son intégrité physique, dans un délai rapproché.» Celle-ci est mouvante mais le doute doit bénéficier au salarié: «Même si ce danger se révèle, a posteriori, inexistant ou minime, il suffit que le salarié ait pu raisonnablement craindre son existence ou sa gravité pour que ce droit lui soit reconnu.»
Qu'en est-il dans le cas récent de la SNCF? Le contrôleur agressé a bien fait face à un danger grave et imminent pour sa vie. Malheureusement, le temps qu'il s'en aperçoive, il était trop tard pour se "retirer". Les milliers de cheminots qui ont ensuite utilisé le droit de retrait étaient-ils, quant à eux, face à un «danger grave et imminent» pour leur vie ? Pas plus que tout un chacun en traversant la rue ou presque. Evidemment, tout travail comportant un contact avec le public expose ceux qui le pratiquent à des actes de violence. Est-ce plus le cas à la SNCF qu'ailleurs? Pas vraiment ...
Les syndicats ont en fait joué le second axe permettant le droit de retrait: «une défectuosité dans les systèmes de protection». Ils ont donc invoqué des manquements à la sécurité de la part de la SNCF, réclamé plus de "filtrage" à l'entrée des trains et... plus de contrôleurs. Cela aurait-il permis d'enrayer l'acte d'un déséquilibré? Peu probable. Et pourquoi, dans ce cas, cesser la grève au bout de 24h? Si le danger et le manquement étaient si fondés, les cheminots auraient pu continuer tant que la situation n'avait pas changée. Or, elle n'a pas changé en 24h ...
Pour prendre un parallèle, les personnels d'Air France ont-il invoqué le droit de retrait après l'accident du Rio-Paris? Après tout, ils étaient plus fondés à le faire, en tout cas ceux volant sur Airbus, et à prolonger l'arrêt de travail jusqu'au remplacement des sondes Pitot dont il est avéré depuis le début qu'elles sont une des causes du crash. Le CHSCT d'Air France a bien déposé une alerte mais... suite au tsunami japonais et en invoquant le risque radioactif pour ses équipages (ce qu'il avait déjà fait pour les vols à destination du Mexique lors de l'épisode de la grippe aviaire). On a là un exemple d'application "logique" du droit de retrait avec un groupe restreint de salariés lançant une alerte face à un risque tangible et avéré qui les concerne directement. On peut également imaginer l'usage de ce droit en cas d'incident nucléaire. Et encore, la loi précise que l'exercice du droit de retrait ne doit pas mettre en danger d'autres personnes... Si l'ouvrier d'une centrale qui part en sucette prend ses cliques et ses claques, ne met-il pas d'autres personnes en danger?
Au final, le droit de retrait est très régulièrement utilisé par des fonctionnaires: SNCF, éducation nationale, Pôle Emploi, ... pour des agressions. L'Etat-employeur peut-il sécuriser plus leurs postes? Doit-il mettre deux agents du GIGN dans chaque rame ou classe? A défaut, cette invocation du droit de retrait ressemble plutôt à une manifestation de solidarité entre collègues, sympathique certes mais douloureuse pour les usagers et à une façon de pousser des revendications politiques (en général plus de postes).
La grève politique
Mardi dernier, plusieurs centrales syndicales appelaient à une journée d'action (et donc de grève). Elle a touché la SNCF (assez peu) et d'autres secteurs comme l'éducation. Cette fois, c'était une grève "classique" avec préavis et (théoriquement) perte de salaire. L'appel m'a cependant laissé perplexe, le chapeau de l'article Libé étant le suivant: «Les centrales syndicales appellent à une journée interprofessionnelle ce mardi contre "le programme d'austérité inadmissible du gouvernement"». En clair, il s'agit d'une grève politique contre le plan Fillon présenté récemment. Or, j'aurai eu tendance à penser que la grève politique est interdite en France. C'est un peu plus complexe que celà.
En fait, pour qu'une grève soit licite, elle doit être en lien avec l'activité professionnelle du salarié. Ainsi, une grève qui viserait, par exemple, à faire pression sur le gouvernement pour ne pas faire la guerre en Libye, serait-elle abusive. Toute grève politique ou de "solidarité" avec d'autres travailleurs, ne peut être fondée en droit que si elle a un rapport avec la vie de l'entreprise dans laquelle le salarié travaille. Ainsi, une grève fondée sur des motifs politiques mais pour objet «le refus du blocage des salaires, la défense de l'emploi et la réduction générale du temps de travail, revendications étroitement liées aux préoccupations quotidiennes des salariés au sein de leur entreprise (Cass. soc., 29 mai 1979, n° 78-40.553, Bull. civ. V, n° 46» ne peut être attaquée.
La ligne est assez fine. Le critère de "défense de l'emploi" peut clairement justifier n'importe quelle grève! D'un autre côté, si l'on prend la journée de grève récente, elle a été décidée suite au plan de rigueur Fillon. Or celui-ci n'avait pas d'incidence directe sur les salariés (on peut dire que la hausse des taxes sur les mutuelles va venir toucher par ricochet les salariés...): la modification de la fiscalité sur les heure sup', par exemple, ne touchait que les entreprises, pas les salariés.
Tout cela est limite limite. On le voit, le droit de grève est peu encadré par la loi en France, la jurisprence faisant le plus référence. Dans les faits, les motifs de grève sont rarement contestés dans les entreprises publiques (ou même les grandes entreprises privées) et encore plus dans le cas de grève nationale, laissant une marge élevée de tolérance pour les syndicats. Par ailleurs, un encadrement plus fort serait complexe: les syndicats connaissent bien le droit et trouvent toujours des motifs rentrant dans le cadre de la loi (augmentations, plus de postes, ...) quand bien même les vraies raisons sont toutes autres
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Resterait alors une certaine forme de modération et d'éthique syndicale qui puisse faire varier les formes de mouvement et réserver la grève à des cas plus légitimes. On peut aisément postuler que cela permettrait au grand public d'adhérer plus facilement aux motifs de revendications brandis notamment par les cheminots et surtout, cela éviterait de galvauder un acquis reconnu par tous.
source libération